Si le métamorphe avait lancé la question, profitant de la présence des deux protagonistes, c’était avant tout pour s’amuser. Du moins c’était ce qu’il se disait. Au fond de lui, la petite voix voulait jouer de manipulation, mais le but recherché était peut-être bien plus intéressé que ça : après tout, Charlie était la première femme bien qui s’intéressait un minimum à lui depuis longtemps… Alors quand le téléphone sonna, Rhys fut légèrement contrarié, même s’il ne le montra pas le moins du monde… Pas grave, il ferait la conversation avec chaton.

A peine Charlie fut levée, que le jeune homme posait ses défenses, montrant à quel point il était impliqué dans la vie de l’assistante vétérinaire. Cela n’échappa pas au métamorphe, sur le visage duquel un léger sourire amusé se dessina presque immédiatement. Ce n’était jamais drôle de jouer tout seul… Restait à savoir à quel point Audrain était encore chaton… Declan l’écouta dérouler ses arguments à une vitesse folle, se contentant de conserver ce sourire léger aux bords des lèvres... Le jeune enchainait les phrases, les unes après les autres, bien trop pressé de remporter la partie, bien trop prompte à envoyer son adversaire dans les cordes…

Quand il eut enfin terminé, Declan ne répondit pas tout de suite et se contenta d’enfourner tranquillement une nouvelle fourchette de son plat… Puis il saisit son verre et bu une grande gorgée d’eau fraiche… Son regard se posa un instant sur la fourchette. D’un geste rapide, il s’en saisit et la planta dans la main d’Audrain, le fixant ainsi à la table en bois… C’était l’idée de l’animal sauvage et incontrôlable… Mais Declan était aux commandes, heureusement pour tout le monde, et il faisait preuve de beaucoup plus de retenues…

- T’en fais pas pour moi gamin, j’ai larg’ment l’temps d’profiter du repas et d’bonne compagnie.

Il jeta un rapide regard vers Charlie, comme pour confirmer le qualificatif de « bonne compagnie », ne se gênant pas le moins du monde de la présence du petit mâle jaloux à côté de lui, avant de poursuivre, d’un ton toujours calme :

- C’est vrai qu’elle est canon. Mais c’est une grande fille nan ? Si elle trouve qu’j’suis d’trop ici, elle hésitera pas à me l’dire j’pense. Pas b’soin d’un musicos pour ça, si ?...

Question rhétorique. Son regard s’était planté dans celui d’Audrain, le sourire s’élargissement un peu plus. Si Charlie les observait, il valait mieux provoquer avec le sourire.

- A moins qu’tu gères sa vie et qu’tu la juges pas capable d’prendre ses putains d’décisions ? C’est ça qu’t’essayes d’dire ? C’pour ça que t’es resté dans l’coin ? Pour gérer sa vie parc’qu’elle sait pas faire ? Ça doit lui plaire…

Le métamorphe ne savait pas grand-chose de Charlie, mais il avait bien l’impression qu’elle n’était pas du genre à se laisser dicter sa conduite…

Le jeune ne voulait pas lâcher l’affaire. Lui non plus. Alors comme deux coqs, ils se fixaient du regard, se jaugeaient, préférant pour l’instant, l’intimidation au combat. Tous deux savaient que le premier qui dégainerait les poings serait probablement le premier également à se faire exclure de la partie par l’arbitre…

Declan n’était pas trop impacté par les évocations du jeune chat, pour la simple et bonne raison qu’il était beaucoup moins attaché à Charlie que ce dernier, et ça, le métamorphe le sentait très bien, mieux, il en profitait un maximum. Alors quand la menace des poings finit par sortir de la bouche d’Audrain, le clodo avait déjà plus ou moins remporté une partie. Ce fut donc avec un demi-sourire provocateur accroché aux lèvres qu’il rétorqua :

- Parc’que tu crois vraiment que c’est c’que j’risque là ?...

II prit sa fourchette et enfourna une portion de son assiette dans la bouche, détendu et provocateur à souhait, faisant comprendre à son interlocuteur qu’il était loin d’être vu comme une menace à l’heure actuelle. Après tout, le SDF en avait vu bien d’autres des menaces dans sa vie.

- Ce s’rait drôle d’ailleurs tiens, que t’essayes… Mais j’espère vraiment pour toi qu’t’es un putain d’habitué et qu’tu t’rates pas… Parc’que moi, j’te louperai pas.

Le sourire avait disparu du visage de Declan et son regard était bien fixé dans celui d’Audrain, la main droite tenant fermement la fourchette. Comme dans la rue, le premier truc qui lui passerait sous la main, serait une arme par destination. Le guitariste aurait alors quelques problèmes pour exercer son art… Le métamorphe se demanda alors quel pouvait être l’histoire du jeune qui se tenait devant lui. Avait-il connu des combats ? Après tout, ce n’était pas si fréquent que ça de se battre réellement. Peut-être faisait-il des arts martiaux ? C’est ce qui le rendait confiant malgré l’écart de gabarit ?... Mentalement, le clodo se préparait pour ce qui allait peut-être arriver…

La jeune femme raccrocha enfin, et découvrit la scène lorsqu'elle se tourna de nouveau vers les deux hommes. Que s'était-il bien passé pour les retrouver ainsi à se jeter mutuellement un regard noir comme s'ils étaient prêts à se jeter à la gorge l'un de l'autre ? Charlie retint un soupir, plaqua un sourire sur son visage et revint vers eux. Au moment où elle passa derrière Audrain, sa main effleura ses épaules, lui signifiant autant son retour que son soutien, et espérant lui apporter ainsi un certain calme. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu'il comprendrait l'intention, et la bouclée attrapa une corbeille de fruits avant de se réinstaller à table en la posant au milieu.

Pardon pour l'absence... Ma mère avait un souci avec son ordinateur et j'ai beau lui expliquer à chaque fois, elle recommence toujours la même erreur ! A croire qu'elle ne m'écoute jamais !

Elle les regarda tour à tour, leur souriant à chacun, de cet air faussement innocent qu'elle savait si bien adopter quand elle voulait quelque chose. Et avec ces deux-là, la jeune femme savait que ce ne serait pas de trop.

Servez-vous hein, si vous voulez un fruit... Rhys je pense que tes fringues devraient bientôt être prêtes. Je te passerai vite fait un coup de fer dessus, si tu veux. Ca serait mieux sans doute, pour ton entretien. Tu as déjà bossé dans des chantiers, avant d'ailleurs ?

Parler de tout et de rien, c'était sans doute le mieux à faire pour apaiser la tension qui régnait, et pour mettre de côté sa conversation avec Audrain qui avait tendance à vouloir repasser en boucle dans sa tête.... Elle se rendait même compte que malgré son affection pour Audrain et  ses rapports devenus plus sereins avec Rhys, elle n'aspirait plus qu'à se retrouver seule, pour souffler un peu et purifier son appartement de ces ondes trop négatives qu'elle sentait comme crépiter dans l'air...