” Non mais vas-y, fais pas ton crevard, t’es le seul à avoir une bagnole ” Voilà comment on motive une âme peut-être un peu trop loyale à faire un truc qui, pourtant, lui arrache la gueule. Par excès d’amitié, bonne âme sans vraiment l’être, Ilya se retrouve aujourd’hui dans une salle d’attente qui flaire bon le capitalisme nationaliste. Ses lunettes de soleil sur le nez, peinant à cacher les restes d’une gueule de bois qui dure depuis deux jours déjà, il regarde aller et passer une foule de figurants dont les yeux imbibés d’un espoir niait trahissent leur naïveté ( sur deux cent âmes, cent quatre-vingt neuf devront surement prendre le bus pour rentrer ). Sur la banquette, assis à côté de lui, son pote secoue ses jambes comme un possédé, l’impatience dans les veines.
Depuis trente minutes qu’ils attendent pour un pauvre casting, Ilya essaye de se convaincre du bienfondé de sa présence ici. Est-elle seulement nécessaire ? Il veut coire que de cette aventure, il pourra au moins tirer quelques avantages : avec un peu de chance, et en faisant ami ami avec les bonnes personnes le temps que Connor ( petit junkie aux rêves de grandeur ) passe son essai, il pourra peut-être trouver quelques contacts à qui revendre sa came spéciale sup’. Mais à voir l’ambiance aseptisé de ce cirque publicitaire, la petite frappe qu’il est commence à se rendre compte des limites de son talent. Convaincre l’un de ces peignes cul de lui acheter deux trois “bonbons” sans se faire jeter d’ici par la sécurité risquait d’être une tâche on ne peut plus compliquée - voir impossible.

— Numéro cent quarante-six ? “ On se croirait à l’abattoir. La voix de ce stagiaire quelconque retentit dans cette salle d’attente - qui ressemble d’ailleurs plus à un couloir d’hôpital qu’autre chose. Immédiatement, Connor se redresse, secouant la main comme un imbécile heureux pour que l’employé du mois les rejoigne, et, comme un automate à la mécanique bien huilé, il s’exécute.  Sans même regarder l’intéressé, la machine humaine, le nez dans ses fiches, annonce la couleur : — Alors...On vous a attribué le rôle de l’artiste. Je vous laisse me suivre jusqu’au plateau - et dans le silence. Ils tournent déjà à côté.“ Connor se lève d’un homme, les yeux grands ouverts comme un poisson qui aurait un peu trop pris l’air, visiblement excité par la réussite de son entreprise. Il n’arrive pas à y croire. C’est merveilleux. Il s'élance.
Mais très vite, sur son élan tombe le couperet de la froideur made in entreprise : le stagiaire ne bouge pas d’un pouce, regardant avec un dédain à peine caché le pauvre garçon. — Non, pas vous, vous ne correspondez pas au profil. C’est à votre ami que je parle.“ C’est vrai que le look jogging-survet’ n'aspire pas à l’Amérique blanche l’esprit bohème des artistes passés, mais Ilya, légèrement sidéré, se demande bien comment il peut mieux incarner que son ami le rôle d’un petit peintre champêtre ( peut-être que c’était la gueule de bois ? ). Outré comme une femme à brushing à qui l’on vient de refuser son coupon à la caisse, il se redresse, tâchant de gagner l’aplomb qu’il n’avait pas en étant vautré. — Alors, premièrement, j’ai pas postulé à ce casting, deuxièmement, je suis juste venu accompagner mon pote, et-...“ On ne lui laisse pas le temps de finir sa diatribe sur les injustices du milieu intermittent , le stagiaire l'interrompt avec brio, comme si son job ne se résumait qu’à ça ( quel pro ) — C’est cent cinquante euros la prise.“ — Ok, je vous suis.“
Les négociations furent courtes - il faut dire que face à une telle somme, il n’avait pas vraiment le choix.

Il suit le stagiaire le long du couloir. A la va vite, on lui donne son texte ( qui n’est en vérité qu’une vague didascalie suivie de quelques mots ), on le maquille et le rhabille au rythme effréné du système privée, terriblement efficace. Puis, dans un finish plus qu’anti-climatic, on l’assoit à son poste sans rien ajouter de plus qu’un “prépare toi, c’est bientôt à toi”.  Déboussolé, Il ne sait déjà plus où donner de la tête, comme un enfant qu’on abandonne sur un quai de gare. Pas franchement fan de la scène - ironique pour un clown dans son genre - on ne peut pas dire que ce premier saut dans le grand bain de la figuration le mette à l’aise.

Et encore, ce n’est que le début.

Entre alors en sur le plateau l’une des vraies stars de tout ce manège : Atomia, celle qui fait rêver les foules avec son sourire angélique, jeune femme aux cheveux de mille couleurs et à la renommée légendaire. Étrange vision ! Ces êtres du petit écran font toujours un drôle d’effet aux prolétaires qui, les voyant parader devant leurs yeux ébahis, on dû mal à savoir si leurs rêves sont broadcastés en direct à la télé, ou si tout cela est bien réel.
Mais pour Ilya, c’est la douche froide. Il se sent faillir un instant, blessé au cœur par la surprise que lui cause cette apparition, un milliers de sentiments confus se battant pour prendre le contrôle de son cerveau. L’adolescent en lui est ravi d’enfin rencontré un de ces héros si cher aux cœurs des opprimés - mais l’enfant d’un homme qui n’est jamais rentré, lui, souffre de se savoir si près d’un de ses ennemis, contraint de simplement sourire et d’oublier que, si seulement elle savait ce qu’il avait fait, elle le réduirait en poussière. Peur et colère sont donc maintenant au commande.

Si seulement il avait demandé à Connor plus de détails sur ce job…

— Bonjour ! Je suis ravie de te rencontrer. Atomia. Et toi ?“ Elle se présente comme s’il ne connaissait pas son nom. Son sourire, baigné de lumière et empreint d’une douceur peut-être un poil trop corporate, est une ombre de plus ajouté au tableau de cette terrible journée. Quel bordel.  — Tu es prêt ?“ Non, mais il va bien falloir : devant cette main tendue, Ilya ne sait pas quoi faire. Creusant sa propre tombe, passant certainement pour un idiot fini, il laisse les secondes filer, tâchant de retrouver ses esprits.

C’est finalement avec un grand sourire tertiaire qu’il sort de sa transe, saisissant sans plus d’hésitation la main de la demoiselle qu’il sert brièvement.— Désolé ! C’est pas tous les jours qu’on rencontre l’un des trésors de la nation. “ Ce compliment lui scie la langue, alors qu’il se demande lui même d’où il peut bien sortir ce genre de connerie. Mais au moins, son choix de tactique est fait : avec toutes cette organisation médiatique, impossible de se la jouer anarchiste - non, aujourd’hui, il va devoir se taire et faire l'hypocrite.
Au final, il va jouer un autre rôle, peut-être pas celui du peintre, mais un qui pourrait lui rapporter gros s’il arrivait à sympathiser avec l’une des dix ( [/i]même si cette simple pensée ne lui fait pas franchement plaisir[/i] ).
Encore fallait-il qu’il arrive à dépasser le stade du blahblah vanguardien pour arriver à ses fins....

— Moi c’est Ilya, pas vraiment peintre de formation, mais si c’est pour la bonne cause, je veux bien mentir. “ Il lâche un rire presque crispé. “La bonne cause”, quelle blague. — Prêt si tu l’es. Enfin, quoique, un p’tit conseil avant de commencer serait le bienvenue.  Je ne pense pas avoir tout à fait ton aisance devant les caméras - mais c’est promis, je ferais d’mon mieux. “ Il sourit, un fond de malice dans le regard, tâchant de faire jouer son capital sympathie pour démarrer une conversation et, peut-être, attirer l’attention de cette super ( du moins, avec un peu plus d’audace que l’aurait fait un figurant qui vient juste pour le catering ). — Sympa la couleur, soit dit en passant. “ Bon, ça, c’était peut-être de trop - mais cette pique enrobée de miel, il n’a pas pu la retenir ( une bien trop belle occasion qu’il aurait détesté manquer ). Ceci dit, il n’est pas non plus le mieux placé pour se permettre ce genre de critique. Bref. Un sourire toujours accroché aux lèvres, il espère que ce petit show du parfait citoyen -légèrement dissident - passera comme une lettre à la poste.

Une réponse toute faite accompagnée d’un joli sourire, voilà la recette du succès de Vanguard. Ils veulent que vous vous sentiez spécial, super, même : en quelques mots, ils essayent de vous faire croire que la vie du premier péquenaud venu vaut plus que n’importe laquelle de leurs parts de marché - “trésors”, qu’ils disent, nourrissant l’égo d’une nation entière. Et le pire, dans tout ça, c’est qu’une bonne partie de paumés nationalistes se gavent de ces faux compliments, mangeant dans la main de menteurs pathologiques comme si ces derniers leur avaient présenté un bol de ces saloperies de céréales à l’effigie du Général. Triste dystopie.
Mais Atomia est douée pour faire passer ces mensonges comme une lettre à la poste. Charmante sous tout rapport, elle vous fait oublier que vous êtes certainement la centième personne de la journée à avoir entendu ces banalités - et quand elle se penche, Ilya doit avouer qu’elle est franchement convaincante. Machine de communication, elle semble savoir y faire avec les idiots dans son genre, lui faisant oublier pendant quelques secondes qu’il n’est pas sensé s’imaginer “fraterniser” avec l’ennemi ( même si ce terme n’est pas celui qu’il aurait forcément employé… ).

Dans un timing parfait, qu’on dirait presque calculé, elle ne laisse même pas le temps au jeune homme de reprendre ses esprits : ACTION crie un mégaphone. La scène est lancée. La discussion, coupée de court. Plus de place pour l’improvisation, les caméras regardent avec leurs yeux vitreux ce duo improbable, scrutant froidement leurs moindres faits et gestes. Que faire d’autre à ce moment précis si ce n’est attendre et se taire ?
Alors, sagement, il regarde sa partenaire de jeux s’avancer dans ce décor terriblement idyllique, le son de ses petits talons claquant à chaque pas. Sourire plastique, émotion dans la voix, elle récite ses lignes à la perfection - en tout cas, le réalisateur semble conquis.
On ne peut pas dire que ce texte soit du Shakespeare, mais une certaines expérience transpire du jeu de la demoiselle, rendant son intervention crédible malgré la bêtise de ce scénario -  illusion qu’Ilya ne pourra certainement pas aussi bien maintenir qu’elle.

C’est d’ailleurs à son tour de jouer : se parant d’un sourire aussi faux que celui d’une jeune vedette Hollywoodienne, pinceau en main, il feint la joie et l’amabilité avant d'enchaîner sur une réponse scriptée. — Merci, Atomia. Mais c’est grâce à vous que toutes ces belles choses peuvent exister et que je peux les peindre. Sous votre protection, et celle de Vanguard, la ville - “ Un rire interrompt sa phrase - le sien. Serait-ce le stress ?
Il était pourtant si bien parti, mais voilà qu’une fois de plus il se sabote : des pensées couvertes d’acide dévorent sa concentration. Il ne peut s’empêcher de rire devant toute l’ironie puante de cette situation, de ce discours bien pensant et - il faut le dire - un brin idiot. Chaque mot articulé sonne de façon si peu naturelle, voir humaine : il y a quelque chose de robotique dans cet échange, un esprit de propagande à peine caché qui ferait pâlir d’envie un dirigeant à beret - bref, la chose est tout bonnement ridicule. — Putain, mais franchement, qui a écrit ce script. “ Dans un murmure, il crache son venin, tâchant de ne pas laisser au perchman tout le loisir de l’écouter. Et puis tant pis, au diable les faux semblant ! Son baratin du parfait citoyen n’a pas tenu bien longtemps, mais est-ce bien étonnant ? Avec d’un garçon qui n’a aucun self-control, la réussite n’est pas une habitude.

Les caméras s’éteignent un instant, les techniciens commencent à grogner et Ilya rit toujours. — Pardon. “ lâche-t-il sans vraiment le penser, alors que l'équipe se prépare à redémarrer le tournage. Il souffle, tâchant de vider ses poumons de toute l’hilarité qu’ils pourraient encore contenir et, se tournant vers la super, défie ses propres peurs, comme enorgueilli par sa bouffonnerie  - quoique un brin inquiet de son audace - un sourire plus narquois que sympathique accroché aux lèvres. — Je vous plains si vous devez réciter ce genre de connerie toute la journée... “

Patience, c’est l’alias qu’aurait dû prendre cette super. Franchement compréhensive, Ilya y croirait presque : une petite lueur dans le regard de la demoiselle lui fait se dire, à tort, qu’il a peut-être réussi à percer sa carapace médiatique. En tout cas, ses enfantillages ne l’ont pas encore épuisé ( tant mieux ).  — Magnifié...Ouais c’est le mot je crois. “ Trop à l’aise depuis que les caméras ne l'observent plus, il se permet une dernière pique, vivifiant comme un rail de coke avant une grosse soirée.
Viennent ensuite les encouragements teintés de sarcasme de la super qui ne font que jeter un peu plus d’huile sur le feu : à point, Ilya a envie de lui retourner la faveur - si c’est un peu plus de vie qu’elle veut insuffler dans cette scène, elle en aura, pour sûr.   — Merci, c’est noté. “ Son sourire s'agrandit, trop exagéré pour être sincère. A claquer, la pointe de malice qui commence à briller dans son regard lui donne un air de gamin idiot.

En quelques secondes, les machines sont lancées. Deuxième prise, les techniciens prient pour éviter le pire - mais pas le temps de réciter un je vous salue, le clap sonne déjà le début de la scène. Atomia, comme sur un podium, marche le long de la digue, le bruit de ses talons foulant le sol se transformant en une mélodie maintenant bien familière. — C'est magnifique ! Ces couleurs ! Vous êtes doué !“ Sa petite voix chantante reprend le même refrain, et toujours à la perfection. Ilya fait alors mine de détourner le regard de son œuvre ( tableau, soit dit en passant, absolument désastreux ), surpris, puis ravi, il joue son rôle comme un bon élève. — Merci, Atomia. Mais c’est grâce à vous que toutes ces belles choses peuvent exister et que je peux les peindre. Sous votre protection, et celle de Vanguard, la ville... “ Il marque un petit temps d’arrêt alors que ses yeux détaillent le paysage urbain et bourgeois qui s’étend devant lui. Une légère grimace trahit un instant son dégoût, mais pas assez longtemps pour que la prise soit ratée : voyez-vous, il a pensé à tout. — ...Resplendit. “
Il se tourne de nouveau vers sa partenaire de jeu, comme pour partager ce compliment entre les buildings et sa personne, nouvelle moquerie ensevelie sous des montagnes de politesse. — Astoria est devenue un véritable havre de paix. Ce sont vous autres, les véritables artistes. “ Il ferme les yeux, peut-être une seconde de trop. Un tonnerre d’hilarité prêt à rouler sur sa langue, il serre la mâchoire, tâchant de se contenir du mieux qu’il peut. Ses yeux jette en éclairs bleutés un regard qui implore la pitié et le pardon. “Enchaîne vite” semble-t-il dire, histoire de ne pas gâcher une nouvelle prise ( et perdre cent cinquante dollars ).

La complainte d’un réalisateur désespéré se répercute en échos dans tout le studio. Mais ce ne sont pas ses remarques aussi acides qu’inefficaces qui retiennent l’attention du duo star : c’est la promesse d’une journée semée d'embûches qui tombe sur leurs nuques comme un couperet. Atomia, trahissant son rôle d'idole parfaite, réagit même plus vite que son partenaire de jeu : son mécontentement, quoique discret, se lit dans la rapidité de sa réaction - mais Ilya ne lui en veut pas le moins du monde, si les soirées passées ne l’avait pas ralenti, il aurait fait la même chose.
Après le choc, la colère, le dénie ( le tout vécu en seulement quelques secondes ), Ilya tente malgré tout de voir le bon côté des choses  : certes, il lui faudra faire preuve de patience, mais en passant sa journée aux côtés de la starlette, il pourra faire son office, trouver quelques contacts et prendre son pied en lui faisant fondre les plombs. Avec les caméras à leur trousse, Atomia n’aura de toute façon pas le choix : elle va devoir subir. Nickel.

— Evidemment ! Ca va être formidable ! N'est-ce pas Ilya ? “ Mademoiselle feint l’amusement à la perfection. Alors, Ilya répond, le sourire aux lèvres, véritable élève du modèle d'hypocrisie à la Vanguard. Mais avec ce rictus trop pincé pour être vrai, comme s’il essayait de contenir toute la vérité qui rugit dans son cœur et ses poumons, il n’est pas encore passé maître dans cet art : “ A l’aide “, voilà ce que crie son regard.  — On aurait pas pu rêver mieux. C’est clair, on va s'éclater... “ Sa voix traîne sur les dernières notes, petite pointe d’ironie qu’il souffle dans ses mots.

Quelques encouragements lancés d’une voix guillerette annoncent la suite des opérations. Les petit doigts d’albatre de la super glisse comme une griffure de chat sur la peau d’Ilya : sorte de brûlure vive, la douleur n’est pour autant pas désagréable, tout comme la surprise qu’elle confère. Comme elle joue bien ! Le peu d’attention qu’elle lui donne, gestes de velours, semble à chaque fois le désarçonner. Mais si c’est un sourire presque gêné qui creuse les sillons de son visage, plus de malice encore naît de ces attaques.  — Fais gaffe, les caméras tournent. “ Il se permet de la reprendre, mesquinerie qui souligne son attention au moindres détails ( ”je vois ce que tu essayes de faire” semble-t-il dire ).

Il aura fallu cinq prises de plus pour enfin arriver à capturer quelque chose d’à peu prêt potable, mais Ilya y a cette fois-ci mis du sien. Il fait patte blanche pour la bien de son plan, tâchant de ne pas trop épuiser la patience de sa comparse afin de faire durer ce petit jeu pour un jour entier. Il sourit et répond poliment aux maquilleuses et autres techniciens - un vrai petit ange comparé à l'insupportable salaud qu’il était en début de séance. Il faut dire que son dessein repose sur la déception d’une seul et unique personne - qui l’aurait cru jusque là assagi. Et il faut aussi dire qu’il compte bien faire passer Atomia pour la peste de service, à réprimander ce pauvre, pauvre garçon qui essayait juste de faire de son mieux… Bref, que de réjouissances.

L’équipe s’affaire à préparer le nouveau matériel, une poignée de caméras à l’épaule si peu discrètes qui les suivront des heures durant. Il s’attend déjà à la réaction de ses amis, les moqueries à venir et le sarcasme d’Audrain : tant pis, au final, il aura toujours plus d’argent sur son compte en banque que ces crevards. Et puis, Après tout, à quoi vous sert votre honneur s’il ne peut pas être vendu ( en plus, la bouffe est gratuite ) ?
Il s’en grille une, profitant de ce petit moment de pause pour s’embrumer les poumons. — J’imagine que tu fumes pas. “ C’est pas franchement le genre de la boîte, mais il se hasarde quand même à poser une deuxième cigarette sur le chevalet -  Au pire, il les enchainera. — Bon, prête à me faire découvrir le merveilleux monde de l’entreprise ? Parce que franchement, ça à l’air PA-SSIO-NANT. “ il souffle sa fumée au visage de la demoiselle, quelques volutes creusant son sourire. — Je savais pas qu’en plus de sauver des gens, vous faisiez aussi des visites guidées. “ Il s'appuie contre le chevalet, les sourcils levés dans un air de défis et de dédain tout à fait particulier.

— Bon, vous êtes prêts ? on commence. “ Putain. Il fallait toujours que quelqu’un vienne les déranger. Aucune pause permise entre ces murs, il semblerait… — Euh… Par contre la clope ça va pas le faire. “ Ilya joue la surprise, se redressant comme un élève modèle prêt à faire son plaidoyer. Il prend une dernière bouffée et jette la cigarette au sol, la foulant tranquillement du pied. — Pardon, elle voulait juste s’en griller une, alors je me suis dit que j’allais l’accompagner. “ Une expression de panique se lit sur le visage de la conseillère en communication - le réalisateur, lui, plisse les yeux. Quelques regard curieux et accusateur sont jetés à la super, tandis que l’une des employés articule silencieusement un “faut qu’on parle”. — Résultat, je te la garde pour plus tard. “ Il sourit à la demoiselle, rangeant le petit tube de tabac dans la poche de sa veste.
Un silence gênant plus tard, le réalisateur reprend ses esprits, comme trop agacé pour gaspiller plus de temps sur ce genre de détails. — Ok. Bref. C’est la pause, Atomia, tu lui montres un peu les décors s’il te plait ? Aller vous chercher un truc à boire, paraissez détendus, et toi... ”  Il a l’air d’avoir déjà oublié son prénom.  — Tu poses le plus de questions possibles, ok ? Et tu la laisses parler hein. Vous avez l’air de déjà bien vous entendre, ça devrait pas être trop dur. “ Et tout ça en ayant l’air de passer un bon moment, on a connu des brief plus facile à remplir. Il souffle un instant avant de prendre place aux côtés d'Atomia, l'invitant à ouvrir la marche d'un geste de la main. — Alors, pas trop dur d'être une super héroïne à plein temps ? “

Son discours a quelque chose de touchant, en tout cas, il ravit le réalisateur et la petite foule qui orbite autour d’Atomia. Moues de sympathie, sourires papier glacé, Ilya rit intérieurement un temps de ce manège publicitaire. Mais très vite, il déchante. Cette histoire de sauvetage lui semblerait si douce si elle n’était pas le reflet lissé d’un incident tragique.  L’enfant et la mère d’un côté, le père de l’autre, inversez les rôles et changez la fin : oui, il aurait adoré connaître pareil bonheur, voir son père rentrer, mais c’est à cause d’un type comme elle que ce “happy ending” n’a jamais pu avoir lieu. Une question familière, compagne d’errance, lui vient alors à l’esprit : combien d’âmes épargnées contre celle qui n’ont été que les dommages collatéraux d’un sauvetage ?
Elle le guide, mais il ne remarque rien, comme perdu dans ses pensées, un chien errant qu’on a cogné sur le coin de la tête. Il entend leurs pas comme des échos, son corps près du sien, plus près qu’avant, comme un vague sentiment de brûlure. Elle ajoute l’insulte à l’affront, c’est de bonne guerre, et surtout, un beau geste : Ilya n’en est que plus perturbé, silencieux pendant un instant alors qu’elle collecte son dû dans la corne d’abondance qu'est le catering. Ils s’assoient, puis elle préparent gentiment deux verres pour eux, coupes de poison qu’il va devoir savourer.
C’est sa voix qui le ramène à la réalité, suivie de l’image d’un visage si doux pour les desseins qu’il cache, véritable loup lové dans la chaire encore fraiche d’un agneau.   — Parle moi de toi. Ce que tu fais, d'où tu viens... Comment tu es arrivé à postuler pour ce rôle. “ Il secoue la tête, surpris. Comme une biche devant les phares d’une voiture, il voit la lumière ( mais pas celle du paradis ), il sent de nouveau, comme si son corps revenait d’un voyage lointain : sa jambe contre la sienne, cette pression sur sa cuisse, ce regard posé sur lui, tout l'effraie et le surprend. Il écarte grand les yeux avant de jeter un regard de doute complet sur la jeune femme. “Qu’est-ce que tu fais ?” semble questionner ses polaires iris, un hébétement soudain s’emparant de lui. Le caméraman commence même à s’impatienter, bien avant le réalisateur qui, lui, dissocie depuis déjà un moment. Elle a bien joué ses cartes, et sa ruse se fait de plus en plus perfide. Pourquoi faut-il qu’il que l’ennemis soit si charmant ? Et surtout, que dire ? Que faire ? Il doit s’inventer une vie. Mentionner son business n’est pas vraiment une option, mais il peut garder un peu de vrai dans son histoire, quelque chose qui pourrait, pour une fois, jouer en sa faveur - ou en tout cas mettre le feu aux poudres.
Il réfléchit un instant, poussant un soupir avant de tranquillement regagner un peu d’aplomb, se raclant la gorge. Il joue de sa défaite et de son absence, reprenant ce rôle de type sympathique et un peu perdu auquel il tente de coller.  — J’ai pas grand chose d’intéressant à dire, comparé à votre histoire. Je suis juste un gamin de Southwood. J’ai grandi à Astoria et je me suis découvert une passion pour le jeu grâce à... “ Il marque un instant de pause, peut être un peu trop long pour être honnête, le regard au loin, comme voilé par l’émotion. L’équipe de com’ adore. — … Mon père. Pardon, c’est encore difficile pour moi d’aborder le sujet. “ Il s’excuse intérieurement pour les péchés qu’il s’apprête à commettre, utilisant le souvenir d’un défunt comme outil de vengeance ( désolé papa ). — Non, pas de soucis. Parlez nous un peu de lui, continuez. “ Ils mordent à l’hameçon, requin du showbizz qui vendent leurs programmes grâce aux larmes et au sang. Ils ne s’attendent pas à la bombe que va lâcher Ilya dans cette conversation, ce qui rend cet instant certes quelque peu pénible, mais on ne peut plus délicieux. On récolte ce qu’on sème, comme on dit.  — Mon père était comédien. C’est lui qui m’a tout appris et qui m'a poussé à poursuivre cette carrière. Il est mort dans l’incident de la Pryce Tower. “

Silence. Gêne. Ilya jubile, tapant son genoux un peu plus fort contre celui d’Atomia. Il perd un instant son air d’innocence pour afficher un sourire discret, quoique victorieux. “Bon courage pour te dépêtrer de cette situation” Lui dit un regard froid, venu du Nord.

Larmes de crocodile, son mensonge passe comme une lettre à la poste. Les caméras filment la scène alors qu’Atomia feigne la compassion, une main nue posée sur sa peau trempée de sel. Douce attention accompagnée de mots baignés de miel, ce contact laisse pourtant un goût amer sur la langue de l'apatride, pensée corrosive qui réveille une colère à peine enfouie. Certes tout cela fait partie de leur jeu, réponse habile à une attaque qui visait à la jugulaire - mais il y a dans cette fausseté quelque chose qui, soudainement, agace le jeune homme. Ego froissé, deuil moqué, Ilya prend personnellement ces fausses excuses qui, au final, ne sont que le bilan de la terrible morale de Vanguard.
Une larme, cerise sur le gâteau, roule sur la joue de cette héroïne ( qui est une bien meilleure comédienne ). L’étreinte dans laquelle elle le tire lui permet d’abandonner son sourire, le visage caché au creux d’une épaule. Le regard vers le vague, il projette sa colère dans le néant, sourcillant à peine quand elle le félicite pour ce coup audacieux. Il aurait dû s’en douter et ne pas se jeter lui-même en pâture aux fauves. Qu’espérait-il ? Qu’elle lui prouve qu’il avait tort de vouloir sa perte ?

Elle congédie ses suivants, reine d’une cour médiatique.  Fini de jouer, maintenant ils vont vraiment parler. Comme pour se préparer à l’affrontement, il s’enfonce dans son siège, un sourire amer aux lèvres alors qu’il essuie ses larmes. Il cache sa colère derrière un voile de fierté, narguant son adversaire quand il aimerait seulement l’étrangler. Au moins ils sont deux.  — Tu es malin, Ilya. Plus que je ne l'aurai pensé. “ Ce faux compliment est un couteau de plus planté dans son dos, mais il encaisse, au moins ravi de savoir qu’il n’est pas le simplet pour qui elle le prenait à leur rencontre. Cette confession lui donne l'aplomb dont il manquait après cette vague de désespoir qui l’a submergé - alors il se redresse, regardant de haut la demoiselle. — Pas tant que ça, mais suffisamment pour te mettre en déroute, faut croire. “ Il érafle au passage son propre égo, mais pour le plaisir de la rabaisser, il serait prêt à n’importe quoi.  — J’ai modifié deux trois p’tites choses, mais au final, j’ai rien inventé. Tu verras, j’ai pas beaucoup d’imagination non plus. “ Il sourit. Mélange de victoire et de haine dans le regard, il savoure à moitié cet instant, curieux de voir la réaction cette fois sans filtre de la super. A-t-elle un cœur ? Peut-être pas. En même temps, il ne lui en voudrait pas de confirmer ses soupçons : il n’a rien fait pour lui paraître agréable. A croire qu’il ne cherche pas à changer les choses, seulement à se venger.

— J’dois avouer que t’es une adversaire de taille. Toi non plus, tu te laisses pas faire. D’ailleurs, c’est quoi au juste ton plan d’attaque ? Flirter jusqu’à ce que mort s’en suive ? “ Il devient plus piquant, un poil trop, peut-être. Certes, la chose ne lui déplait pas - qui n’aimerait pas recevoir l’attention d’une si belle femme ? - mais ce n’est pas pour autant qu’il se réserve de critiquer ses nombreuses attaques, coup bas qui, d’après lui, semblent être le fer de lance de son entreprise de sabotage.  — ’fin, j’vais pas me plaindre hein. ça occupe mon lundi. “ Dernière pique, lancée avec le sourire en plus de ça. Il se lâche, comme s’il avait attendu ce moment toute sa vie ( pas faux ).