Voilà maintenant deux semaines que Raava avait emménagé à Astoria et désespérait de trouver un emploi. Une jeune maman sans diplômes n’attirait guère les sympathies dans le coin semblait-il. L’envoie de CV n’avait mené qu’à des refus et encore, ça c’était lorsqu’elle recevait une réponse…

Même si elle s’était beaucoup investie dans l’aménagement de son studio – tout avait été déballé et ranger - ainsi que dans l’intégration d’Euterpe dans sa nouvelle école – mamans et professeurs l’appréciaient déjà -, l’absence de travail la rendait nerveuse. Elle n’avait que de maigres réserves, il lui fallait donc trouver une source de revenus et rapidement.

Elle avait donc opté pour une autre stratégie, plus agressive : déposer ses CV en personne même s’il n’y avait pas d’offres d’emplois. Cafés, bar, restaurants, boutiques de vêtements, … Tous les types de commerces dans lesquels une jeune femme pouvait espérer être engagée.

Cette technique avait porté ces fruits : Elle avait un entretien ! Un bar qui faisait également salle d’exposition en journée et qui pourrait potentiellement avoir l’utilité d’une hôtesse. Elle n’avait jamais fait ce genre de boulot à proprement parler mais elle était douée avec les clients et savaient mettre les gens à l’aise avec un chaleureux sourire. Alors… Pourquoi pas ?

Rendez-vous était donné dans un salon de tatouage où le propriétaire de l’établissement exerçait en journée. Elle s’était apprêtée d’une tenue qu’elle voulait à la fois sobre et professionnelle : un chemisier couleur crème enveloppé dans un veston noir avec un pantalon de la même couleur. Son cou arborait un élégant petit foulard rouge sombre pour ajouter une touche de couleur à son ensemble et le rendait moins strict.

Une petite touche de rouge à lèvres – elle n’avait pas le loisir de payer du maquillage – et son sac à dos paré, elle se mit en route. Euterpe était à l’école, elle avait donc l’occasion d’arriver tout à fait à l’avance au rendez-vous. Elle estimait raisonnable de toujours avoir 20 minutes d’avance à un entretien d’embauche pour montrer qu’on ne le prend pas à la légère. Est-ce que ça influait ? Ça, elle ne pouvait le savoir.

Elle fit savoir à « l’assistante de Monsieur Hayes », comme elle se présenta, qui elle était et la raison de sa venue. L’échange cordial passée, elle s’installa pour attendre son entretien. Afin de passer le temps, elle sortit son carnet de dessin et se mit à gribouiller pour son futur projet.

Elle n’était pas stressée : Son CV était dans son sac soigneusement protégé par une chemise plastique, elle s’était renseignée sur toutes les expositions à venir ainsi que sur les trois dernières afin de montrer qu’elle n’était pas qu’un joli sourire. Euterpe l’avait aidée à réviser avec plus d’entrain qu’elle n’en mettait dans ses devoirs.

Elle était en plus d’excellente humeur. La veille au soir, elle avait pris soin de se transformer pour évacuer toutes ses frustrations liées au déménagement. Elle avait besoin de ce job, elle était donc prête à démontrer son amabilité et ses compétences avec beaucoup d’enthousiasme.

Elle se concentra donc sur son ouvrage le temps qu’on vienne la chercher. Cette fois-ci elle faisait vivre ses deux personnages iconiques - le Montre et la Princesse – une aventure où ils rencontraient deux personnes homosexuelles et collaboraient avec eux pour trouver un trésor. Elle faisait ces bandes dessinées en premier lieu pour sa fille et c’était là l’occasion pour elle de lui permettre de parler de ce sujet et de répondre à toutes les questions qu’elle pourrait avoir.

Elle n’était pas la seule artiste de son foyer. En effet, Euterpe adorait également dessiner. D’ailleurs, la petite avait glissé à l’insu de Raava un petit dessin dans la pochette plastique qui contenait le précieux CV. La Princesse, un cœur et un mot d’encouragement. Quel dommage que la jeune femme attendait que le recruteur n’arrive pour le sortir de son sac afin d’éviter de le froisser…

Il venait de terminer une pièce qui lui avait pris plusieurs heures de travail, et ne pas enchaîner tout de suite avec un autre client n'était pas pour lui déplaire. Le rendez-vous qui venait était bien différent, et il n'en savait pas grand chose si ce n'était que la jeune femme avait fait bonne impression au Black Flag et qu'une personne manquait pour compléter l'équipe. La recevoir ici était plus simple vu ses horaires, et il prit juste quelques minutes pour ranger son matériel, se laver les mains et réajuster son tshirt avant de rejoindre l'inconnue qui attendait.

Mademoiselle Christiansen ?

Un sourire illumina le visage du grand brun quand la jeune femme en question leva la tête vers lui. Les yeux clairs accrochèrent ceux plus sombres, alors qu'il reprenait, dès qu'il fut certain qu'il avait toute son attention :

Je suis Zak. Allons dans mon bureau, nous serons plus tranquilles.

Il l'invita d'un geste à le suivre, ouvrant et lui tenant une porte vers un espace confortable, où de multiples dessins ornaient les murs. L'homme lui proposa un fauteuil, avant de s'installer face à Raava, déposant deux tasses sur le bureau.

Un café ?

Après la réponse, positive ou non peu importait, de son interlocutrice, le tatoueur reprit place, attrapant par réflexe un crayon qu'il fit danser entre ses doigts.

Alors, parlez moi un peu de vous. Vous avez de l'expérience dans le métier ? Nous avons déjà eu certains débutants, ce n'est pas un défaut, je vous rassure au cas où. Je veux juste savoir ce qui vous a poussé à vous présentez chez nous. Réellement. L'argent est une motivation que je peux comprendre, sentez-vous libre de vous exprimer comme vous l'entendez.

Le calme de la voix de l'homme était sincère, et rien dans son attitude ne semblait être là pour indisposer la jeune femme, bien au contraire. Il observait les traits de Raava sans être insistant ou malvenu, empreint de cette bienveillance que ses proches lui connaissaient bien...

L’homme lui fit une très bonne impression et la mit de bonnes dispositions.

- Enchantée Monsieur Hayes, lui dit-elle tandis qu’il l’invitait dans son bureau.

Elle lui offrit son plus beau sourire en s’installant et refusa poliment le café. Elle n’usait de cette boisson qu’en cas d’extrême fatigue. Mise en confiance par l’attitude bienveillante de son interlocuteur, c’est avec assurance qu’elle lui tend son CV. Elle se décompose quelques instants en voyant le dessin qui a été glissé à son insu dans la pochette plastique mais reprend rapidement contenance.

Elle se dépêche de récupérer l’œuvre d’art et de la glisser dans son sac. Elle ne peut en vouloir à Euterpe, elle est même reconnaissante envers sa fille d’avoir pensé à cette petite attention.

- Je travaille depuis que j’ai 17 ans, commence-t-elle avec sérieux tout en arborant un petit sourire confiant. J’ai dû arrêter mes études pour élever ma fille. J’ai travaillé dans des restaurants, des cafés ou encore des boutiques de vêtements. Ça m’a permis de développer une grande polyvalence et d’apprendre à gérer toutes les situations que l’on peut rencontrer avec l’accueil des clients.

Elle englobe son CV d’un petit mouvement de main pour attirer l’attention de l’homme dessus.

- Vous trouverez sur mon CV plein de noms d’établissement que vous ne connaissez surement pas. Vous pouvez les contacter si vous souhaitez des références mais je sais déjà ce qu’ils vous diront : Je suis sérieuse et organisée dans mon travail, je m’applique à ce que tout soit bien fait et garde mon calme en toutes circonstances. Ma jeunesse peut faire peur, je le conçois. Mais sachez que ce que je n’ai pas appris sur les bancs de l’école, je le compense parce que j’ai appris en jonglant entre la vie de mère et de travailleuse.

Elle enchaîne, toujours aussi confiante.

- Quant à ma motivation, l’argent est bien évidemment la plus importante. J’élève ma fille seule et refuse qu’elle puisse manquer de quoi que ce soit. Quant à pourquoi j’ai choisi votre établissement, c’est parce que le job d’hôtesse d’évènements en journée me conviendrait parfaitement, j’en suis convaincue. Accueillir les clients, organiser une salle et gérer les imprévus sont des capacités que j’ai longuement pratiqués ces dernières années. De plus, travailler en journée me permettrait d’être là le soir pour ma fille. Cela ne m’empêchera pas dépanner en soirée si vous le souhaitez. Il faudra juste me prévenir suffisamment tôt pour que je trouve une baby-sitter.

Elle finit sa tirade avec conviction et laisse flotter une petite pause.

- Avez-vous des questions ?

Délaissant son crayon pour sa tasse de café, l'homme s'appuya confortablement contre le dossier de son fauteuil, adoptant une attitude décontractée bien loin des recruteurs habituels. Un sourire étira ses lèvres lorsqu'il aperçut le dessin, et il écouta ensuite avec attention le parcours de Raava, hochant la tête par moment mais ne jetant qu'un très bref regard au CV posé sur la table. Quand la jeune femme termina, le tatoueur avait toujours ce sourire doux accroché au visage.

Et bien, si vous mémorisez aussi facilement notre carte que le texte que vous avez sans doute préparé, vous serez rapidement efficace. Votre jeunesse ne me gêne pas, ni votre situation personnelle, si cela vous inquiète. J'ai eu des enfants relativement jeune, et j'ai conscience du fait que ça bouleverse une vie. C'est elle qui vous a laissé le dessin ? C'est adorable, vraiment. Nous n'avons jamais fait d'exposition d'enfants mais... ça pourrait être une bonne idée. Exposer leurs dessins comme des professionnels. Leur faire découvrir cet univers... Qu'en dites-vous ?

L'homme se redressa pour se pencher vers le bureau, retournant le CV et attrapant un stylo pour inscrire deux numéros à l'arrière avant de faire glisser la feuille vers la jeune femme.

Vous voulez la superviser ? Votre première mission au Black Flag. Appelez ce numéro, c'est la personne qui gère nos expositions au niveau administratif, juridique, et tout ce genre de choses. L'autre, c'est le responsable des employés de jour au bar. Vous lui dites que vous m'avez vu, que votre contrat est en cours, il trouvera un créneau pour vous accueillir et vous présenter tout. Je n'ai malheureusement pas le temps de m'en occuper actuellement, j'ai une montagne de boulot ici, mais vous serez bien reçue. Laissez moi vos horaires concernant votre fille, nous nous adapterons. Elle va à l'école j'imagine ? Vous avez beaucoup de trajet pour venir ?

Il se réinstalla, prenant une gorgée de café, puis poursuivit :

Evidemment, si tout cela vous convient. Je vais parfois trop vite... Mais j'aime votre parcours. Votre franchise et votre assurance. Si je peux aider, je le fais. Et compléter notre équipe de jour n'est pas un mal, c'est étonnamment là que nous avons le plus de mal à garder du monde sur le long terme. Bref, dites moi ce que vous en pensez.